de Paul Baldenberger, folio
Quand ma libraire m’a proposé ce livre, elle a utilisé les précautions oratoires d’un médecin m’annonçant que je souffrais d’une grave maladie. Il est sûr qu’un roman dont le narrateur raconte comment il a été violé à l’âge de 12 ans et comment il a survécu à ce drame, n’est pas un sujet facile à vendre surtout quand les lecteurs recherchent, pour fuir leurs angoisses, plutôt des livres du genre “Fais en sorte que ce jour soit le premier de ta vie heureuse”, etc. (je parodie des titres d’une littérature du type Page turner, mais je suis convaincue qu’il en faut pour tous les goûts, que l’essentiel est de lire, et que tous les chemins peuvent mener à un bon livre).
A la place du mort ? Un titre à double sens. David se fait enlever sous la menace d’un révolver et contraint de s’asseoir sur le siège passager, “la place de celui qui va mourir si la voiture en percute une autre”. Ce garçon de 12 ans est aussi “à la place” d’un frère aîné mort à l’âge de 7 ans et à cause de qui il éprouve “la culpabilité du survivant”. David se fait enlever alors qu’il attend une amie, Nina de Valmain (quel nom romanesque), devant le lycée. Elle est en retard, et donc la cause indirecte de la rencontre de David avec son agresseur.
30 ans plus tard, David décide de raconter ce qui lui est arrivé à sa maîtresse avec qui il séjourne à Marseille. David confie toujours aux femmes qu’il aime ce qui lui est arrivé mais avec une fausse légèreté et sans s’appesantir. L’élément déclencheur de sa confession “marseillaise” est la vision du film de Clint Eastwood, Mystic River, qui raconte aussi l’histoire d’un enfant enlevé en voiture et violé. David est bouleversé par la façon dont le réalisateur réussit à transcrire “avec pudeur” selon lui “la peur grandissante, à la fois extralucide et inhibante, celle qui donne à comprendre et interdit d’agir…” Des qualités que l’on retrouve dans le livre de Paul Baldenberger, avec ce souci de montrer comment la peur déclenche un réflexe de survie de la victime qui va se plier aux injonctions de son bourreau sans quoi il risquerait de mourir. Autre élément déclencheur : la rencontre avec Nina de Valmain, par un hasard que seul les écrivains savent provoquer, alors que David et son amie prennent leur petit déjeuner à l’hôtel.
Qu’est-ce qui fait la réussite d’un récit sur un sujet aussi délicat ? Le talent de l’auteur bien sûr qui réussit à maintenir la distance nécessaire avec la violence du sujet pour ne pas abasourdir la personne qui l’écoute ni ses lecteurs. Le livre est structuré de telle façon que l’auteur retarde le moment où il va raconter LA scène. Il alterne des épisodes de sa vie avec ces trois heures cauchemardesques passées dans une rue et un parking tout proches de chez lui où sa famille l’attend pour dîner. Et puis, on ne peut plus reculer, le lecteur retient son souffle, il sent ce qu’on va lui décrire, il est préparé, il doit l’affronter. J’ai retenu de cette scène les sensations que décrit l’enfant telles que celle du contact du tissu de la banquette : “Je pourrais en revanche décrire très précisément la trame et la rugosité du tissu de la banquette arrière, les petits filaments qui se glissent dans ma bouche tandis que je la mords, l’irritation qu’elle provoque sur la peau imberbe de mon ventre du fait du va-et-vient que mon corps subit. Je pourrais décrire la brusque montée de larmes que m’impose le sentiment d’humiliation que je ressens, et le brusque reflux que je leur ordonne, parce que je ne veux sous aucun prétexte lui offrir cette fragilité-là. Je prie pour qu’il n’entende pas le court spasme que je concède pour renvoyer mes larmes, ma honte et mon humiliation à plus tard. Mais il est tout à son oeuvre, tout à son bon plaisir, tout à ses mâles grognements. Je suis aussi étale que la mer et aussi impassible qu’une poupée de chiffon. Je n’attends même pas la fin, la durée n’étant plus une dimension à ce moment-là. Il n’y a désormais que la géométrie non euclidienne de deux corps encastrés. Je ne peux en dire plus. Le reste, s’il existe, a pris place dans une boîte noire que je ne peux ouvrir et dont j’ai perdu la localisation précise.”
J’entends déjà les reproches “on ne peut pas lire ça c’est trop dur”, “ils ne sont pas drôles les livres que tu nous conseilles”, “je n’ai pas le courage…”, autant d’arguments entendus quand j’ai conseillé la lecture du Lambeau. Je ne peux que m’accrocher à ce lieu commun : on lit des choses bien plus obscènes dans nos journaux, chaque jour. La force de la littérature c’est de nous aider à comprendre, de nous immerger dans d’autres vies que les nôtres. Et puis je trouve que ce livre est bien moins dérangeant que Sukkwan Island de David Vann (à peu près sur le même sujet si j’ose dire. Voici ce que j’ai retrouvé dans mes notes de lecture de 2010 à propos de ce livre “Dur ! Trop dur pour être crédible. Ce livre m’a mise mal à l’aise.”). Le livre de Paul Baldenberger est finalement un livre optimiste : David, la victime, ne s’est pas transformée en bourreau, il s’est construit une carapace à partir de son histoire mais qui ne l’isole pas des autres.
J’aime beaucoup votre blog. Un plaisir de venir flâner sur vos pages. Une belle découverte. blog très intéressant. Je reviendrai m’y poser. N’hésitez pas à visiter mon univers. Au plaisir