Dans quelle France on vit

de Anne Nivat, Fayard

“Le grand reportage commence en bas de chez moi”, assure de façon étonnante Anne Nivat, plus habituée aux terrains de guerre. Elle revendique d’ailleurs cette fonction de “reporter de guerre”, pour laquelle elle est reconnue grâce à ses reportages en Afghanistan, Irak, Tchétchénie, etc. Anne Nivat a été récompensée en 2000 par le prestigieux prix Albert Londres, pour son livre “Chienne de guerre : une femme reporter en Tchétchénie”.

Je reconnais une admiration particulière pour les reporters de guerre (journalistes et photographes) et surtout pour les femmes qui ont choisi de se rendre sur ces terrains dangereux. Leur présence est de plus en plus visible et on les a vues nombreuses depuis le début de la guerre en Syrie. Avec celles qui présentent le JT, le contraste est toujours frappant (mal coiffées, poussiéreuses, entravées par leurs casques et leurs gilets pare-balles), mais inutiles de comparer : elles ne font pas le même métier…

Anne Nivat a appliqué sa méthode de reportage – en immersion totale chez l’habitant – à 6 villes françaises de moins de 50 000 habitants : Evreux, Laon, Laval, Lons-le-Saunier et Ajaccio. “Pour ne pas modifier mon modus operandi adopté en zone de guerre, je décidai de loger chez l’habitant.” Ce n’est pas une pose car ce parti pris a pour résultat des contacts sincères avec les personnes rencontrées (partager le petit déjeuner, ça crée des liens !). J’ai été amusée d’apprendre, sur le site ActuaLitté, que les journalistes du futur nouvel hebdo, l’Ebdo, ont choisi également ce parti pris de s’immerger chez l’habitant (“nous n’irons pas à l’hôtel”). Dans l’Avant-propos, Anne Nivat raconte, non sans humour, qu’on a tenté de la décourager sous prétexte que les Français ne seraient pas hospitaliers, alors qu’elle a été très bien accueillie partout. Elle avoue avoir profité de la notoriété de son mari (J.J. Bourdin) pour s’introduire dans certains quartiers (cela m’a fait sourire car je connaissais le nom d’Anne Nivat bien avant celui de son mari !).

L’objectif de la journaliste était donc “d’approcher et décrire une autre France, celle des villes moyennes qui n’ont pas fait l’objet d’une trop grande médiatisation” et d’aborder à travers ses rencontres les grandes préoccupations des Français : le chômage, l’insécurité, le malaise des jeunes, l’identité, etc.

D’une ville à l’autre les thèmes abordés se répondent, se complètent. Sur l’identité : à Evreux,  A. Nivat rencontre des musulmanes pratiquantes et les interroge sur leurs parcours. Au départ on réagit en se disant “mais j’ai déjà lu cela 100 fois”….sauf que la singularité de chaque parcours nous interroge : une convertie, une jeune femme pratiquante élevée dans un milieu laïc, et une troisième plus militante. Alors qu’à Laval, une ville où les entreprises familiales sont prospères, Anne Nivat nous emmène dîner dans une famille de notables catholiques au sein de laquelle les jeunes se posent des questions sur la “visibilité” de leur religion, “on a raté un truc”, déplorent-ils.

A Evreux toujours, des Tchétchènes rencontrés par hasard dans un centre commercial (elle attend qu’un cordonnier lui répare sa chaussure cassée. Comme quoi, quel que soit le terrain d’enquête, il faut toujours de bonnes chaussures !) lui livrent leur vision détonante du marché du travail en France. Ils jugent les Français “fatigués” rechignant à exécuter des tâches qu’eux acceptent volontiers. Une vision démentie par des femmes rencontrées à Montluçon (Murielle, Sidonie, etc.) qui se battent, seules,  avec les formations, les petits boulots, les forums Pôle Emploi, et ne “rechignent” jamais.

A Laval, Anne Nivat rencontre un groupe de jeunes femmes chefs d’entreprise (avec la nouvelle orthographe dite inclusive, je ne sais plus comment écrire mais je pars du principe que le masculin est aussi un neutre qui englobe masculin et féminin !). Sonia, l’une d’entre elles, pousse un cri exaspéré dont on pourrait penser qu’il a été entendu par  E. Macron (le livre est paru en mars 2017) et traduit dans les ordonnances sur la Loi Travail. P. 189 : “ça suffit maintenant ! J’aimerais qu’on m’écoute ! (…). On m’empêche de me développer pour des problèmes de trésorerie ! (…) Ce droit du travail français qui privilégie le salarié plutôt que celui qui donne du travail, j’en peux plus ! Les salariés s’y complaisent, on n’a plus de relations humaines dans la boîte, tout se crispe, tout se déshumanise. On nous brandit la menace des prud’hommes à tout bout de champ. Le harcèlement de l’employé sur l’employeur, on pourrait en parler aussi, non ?”

Toutes les personnes rencontrées sont intéressantes, parfois très agaçantes. Quel que soit l’interlocuteur, A. Nivat ne laisse rien transparaître de ses sympathies ou antipathies (parfois de la compassion ou de l’attendrissement).  En conclusion, elle constate que les “Français ne sont dupes de rien” et regrette que, si différents soient-ils, un point commun les rassemble “la même défiance vis-à-vis du politique, insidieuse, profonde, sans retour.” Un livre obligatoire pour tout candidat à une élection quelconque…

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