Des jours sans fin

de Sébastian Barry – traduit de l’anglais (Irlande) par Laetitia Devaux

Je n’ai pas choisi de parler de ce livre en raison de son titre qui pourrait faire référence à notre quotidien en cette période de confinement. En le feuilletant de nouveau afin de préparer cette note de lecture j’ai considéré que ce livre illustrait bien notre capacité à provoquer le bien et le mal, à révéler notre humanité – pour certains du moins – quelles que soient les circonstances.

Thomas McNulty, 17 ans et John Cole 14 ans se rencontrent aux Etats-Unis dans les années 1850. L’un a fui l’Irlande et la grande famine, l’autre la grande pauvreté d’une famille de fermiers. Ce n’est pas une histoire d’amitié entre deux adolescents mais bien une histoire d’amour que Thomas nous raconte avec un grand naturel. Quand Thomas croise John Cole (il l’appelle toujours par son prénom et son nom), après une terrible traversée entre l’Irlande et l’Amérique, il se sent de nouveau humain. Leur amour est une évidence et Thomas n’évoque John Cole – “plus beau que tout homme ayant vécu sur terre” – qu’en termes laudatifs.

“Des jours dansants”

Leur histoire les mène d’un cabaret perdu à la guerre, d’abord contre les Indiens puis dans la guerre civile aux côtés de l’Union.
Pour ne pas mourir de faim, ils acceptent un travail de danseuses dans un bar de Dogsville, une bourgade de mineurs où les femmes sont peu nombreuses mises à part “l’épouse du magasinier et la fillette du palefrenier.” Le patron du bar les trouve “mignons” et les persuade de se transformer tous les soirs en Joanna et Thomasina pour donner “l’illusion du beau sexe”.
“Ce qui est drôle c’est que dès qu’on a enfilé ces robes, tout a changé. je m’étais jamais senti aussi heureux de toute ma vie. Mes souffrances et mes soucis s’étaient tous envolés. J’étais un garçon neuf. Ou plutôt une fille neuve. Affranchi, comme les esclaves dans la guerre à venir.
Ces “jours dansants” durent deux ans jusqu’à ce que John et Thomas, devenus trop grands, ne puissent plus entrer dans leurs habits de danseuses. Ils y reviendront à une autre période de leur vie et après avoir fait l’expérience de la guerre.

Thomas et John vivent la guerre avec autant d’énergie et d’engagement que dans leur cabaret. Ils s’engagent dans l’Armée pour combattre les Indiens en Californie : “Les colons de Californie voulaient qu’on les en débarrasse” explique laconiquement Thomas avant de raconter une ahurissante traversée du pays où toutes les populations se croisent : des Indiens, des Scandinaves, des Mormons, (“on ne peut pas faire confiance à ces fous” affirme Thomas).

“Une Amérique imprévisible et brutale qui va de l’avant sans jamais attendre personne” décrit Tomas en évoquant comment les troupes se forment au hasard des rencontres entre des hommes partis à l’aventure pour survivre et qui sont rattrapés par la famine, les catastrophes, la spéculation.

Une drôle de famille

Les scènes de guerre alternent avec des moments de répit. Avec Winona, une jeune indienne que Thomas et John ont adoptée, ils forment une famille presque ordinaire : ils ont repris leur numéro de danseuses dans un cabaret et Thomas préfère s’habiller en femme quand il est à la maison. La guerre va les rattraper et risquer de rompre cette période de sérénité familiale.

Ce qui est frappant dans ce livre c’est l’innocence des deux personnages, illustrée par la façon dont Thomas s’exprime : avec un grand naturel. L’auteur Sebastian Barry a choisi de lui prêter un langage parlé, mais pas relâché. On sent la volonté de Thomas de bien s’exprimer malgré l’absence systématique de la négation (une intention de l’auteur pour donner une tonalité particulière ?). “La façon qu’on avait d’apprêter un cadavre au Missouri était pas piquée des hannetons” lance Thomas dès l’ouverture du livre.
On ne sait pas vraiment ce que pense John Cole, personnage plus secret : nous ne disposons que de la vision amoureuse Thomas. John Cole découvre que chez les Indiens aussi existent des “êtres merveilleux qu’ils appellent les winkte et les Blancs des Berdaches, des braves habillés en squaws” qui font la guerre en “tenue d’hommes et après la bataille remettent leurs plus beaux atours de femme.”

Ils sont innocents mais pas inconscients notamment quand ils participent aux massacres des Indiens ou des Confédérés. Une des premières scènes de massacre est d’autant plus dure quand ils s’aperçoivent qu’ils sont tombés sur un campement de femmes et d’enfants. Dans cette horreur le major, philosophe à sa manière (“les Blancs comprennent pas les Indiens et vice versa”) fait respecter les règles : il oblige ses hommes à enterrer les Indiens morts au combat et fait fusiller un soldat coupable de viols.
Un drôle de monde où parfois les ennemis s’entraident (quand les Indiens offrent à manger à la troupe affamée) où les populations se croisent dans de grands mouvements de déplacements perpétuels, où deux jeunes hommes vivent leur amour sans vraiment se cacher et arrivent à survivre dans un monde violent en formant une drôle de famille.

Un roman recommandé par Morgane de la librairie Les Arpenteurs, la meilleure du 9e arrondissement de Paris !

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