de Philippe Lançon, Editions Gallimard
Il est rare que je me précipite pour une chronique sur ce blog à propos d’un livre que je viens de terminer. J’aime bien laisser décanter mes impressions au risque parfois d’oublier mes émotions quand je me décide à écrire. Pour Le Lambeau, j’éprouve une sorte d’urgence à en parler : offert la semaine dernière pour mon anniversaire, je le termine moins de 5 jours après l’avoir reçu.
Je résume : Philippe Lançon est un des rescapés de l’attentat de Charlie Hebdo (7 janvier 2015). Son récit débute le jour de l’attentat et se termine le 13 novembre 2015…Et il est bouleversant. Déjà parce qu’il nous ramène à un événement dramatique très récent, vécu de l’extérieur avec une grande émotion mais là, dès le le début du récit, nous sommes à l’intérieur de la rédaction de Charlie Hebdo, au moment où…Nul ne pourra oublier, après avoir lu ce récit, ces images gravées dans l’oeil de Ph. Lançon : les “jambes noires” des tueurs et les morceaux de cervelle de son confrère, Bernard Maris, qui git à côté de lui.
Vient ensuite l’étape de la reconstruction physique et psychologique. Ph. Lançon a eu la mâchoire arrachée par des balles, le bas de son visage a disparu, le haut est intact. Le journaliste subit 17 interventions avec un courage incroyable. Il nous livre force détails techniques sur cette reconstruction chirurgicale, sans s’apitoyer sur lui-même mais on imagine sans peine ses souffrances. Toute la partie du récit qui se déroule à la Salpêtrière nous vaut de beaux échanges avec Chloé, la chirurgienne, humaine et professionnelle, qui va l’aider ensuite, à sa façon un peu brutale, à couper le lien avec sa chambre d’hôpital.
Tout ce qui m’a bouleversée : les portraits des personnels soignants tous si humains et efficaces, que Philippe Lançon prend la peine de personnaliser en peignant chaque personne par un trait de caractère, des yeux, une façon d’entrer dans la chambre du patient : aucune n’est interchangeable. Marion-aux-yeux-de-chat (Ph. pratique l’épithète homérique), La Marquise des Langes, etc. J’ai particulièrement apprécié cette Marquise des Langes, surnom donné par Ph.L. à cette infirmière qui est la seule à réussir une sorte d’échafaudage de pansements qui tienne, alors qu’on vient de lui placer un drôle d’appareil, le VAC (Vacuum Assisted Closure) “un petit appareil à pression négative, qu’on utilise surtout pour les grands brûlés, de façon à réduire les plaies, à leur permettre de cicatriser plus rapidement, en aspirant le pus et les sérosités.” On sent revenir ici le souci de la précision, propre à un esprit de journaliste. Ce VAC est une grande source de désagréments, notamment en raison d’une alarme, que le journaliste décrit non sans humour : “J’aurais voulu le noyer comme un chat et je l’appelais le chat. C’était le vilain petit VAC proustien, celui qui me réveillait comme le narrateur à peine la lumière éteinte.” Une belle description aussi de ses relations avec les policiers chargés de sa protection, qui ne le quittent jamais, en poste devant sa chambre et qui l’accompagnent au théâtre, aux expositions et même chez ses amis. A noter que le journaliste a continué ses chroniques dans Libération et notamment celles sur des expositions de peinture.
Philippe Lançon est un homme très cultivé. Et ce récit est aussi un magnifique hommage à la littérature, la musique, la peinture, sources de consolation et qui donnent du sens à ce que nous vivons. Tout au long des ces mois de reconstruction, trois lectures soutiennent le blessé : A La Recherche du Temps Perdu, et particulièrement le passage dans lequel meurt la grand-mère du narrateur (un passage que Ph. Lançon relit sans cesse), des passages de La Montagne Magique (Thomas Mann) et Les Lettres à Milena de F. Kafka. C’est aussi un livre qui, selon Ph. Lançon, lui aurait sauvé la vie. Un livre sur le jazz qu’il allait montrer à Cabu quand les tueurs sont arrivés. Sans cela, il serait parti quelques minutes plus tôt et serait tombé sur les “frères K.” (il les désigne toujours ainsi) dans les escaliers….
J’ai du mal à exprimer à quel point j’ai été émue par cette lecture. J’y vois sans doute, pour des raisons familiales, une sensibilité particulière aux maladies et aux blessures qui portent atteinte à l’intégrité physique et renforcent la souffrance en raison de leur visibilité. J’y vois aussi une grande leçon de pudeur et de sincérité : pudeur dans le chagrin alors qu’on a perdu des amis violemment et sincérité dans la peur éprouvée et le sentiment de solitude même quand on est autant entouré.
Collusion ou coïncidence des lectures, j’ai commencé Le Lambeau juste après voir terminé La Carte et le Territoire de Michel Houellebecq. Un auteur qui apparaît au début et à la fin du récit de Ph. Lançon. Lors de la dramatique conférence de rédaction, il était question de Soumission, le livre de M. Houellebecq qui venait de paraître. Lançon devait interviewer l’auteur quelques jours plus tard. Fin 2015, après sa sortie de l’hôpital, le journaliste croise M.H. dans une soirée et en fait une magnifique description : “Je n’avais jamais rencontré Michel Houellebecq, l’homme qui le 7 janvier avait été notre dernier sujet de discussion. Nous nous sommes serré la main. Il semblait détruit, minéral et compatissant. Son sourire s’arrêtait au bord de la grimace. Là où il se trouvait, il prenait souche, avec sa tête sans âge et sans sexe, son allure de fétiche passé au feu. j’ai pensé que tout homme prenant sur lui, avec autant d’efficacité, le malheur du monde, devait remonter le temps dans la peau d’un dinosaure.”
Tout au long du récit, on se demande ce que ressent Philippe Lançon vis-à-vis des tueurs, comment il réagit à l’émotion collective qui s’est manifestée après cet attentat et aux réactions plus ou moins opportunes des uns et des autres. “Comme l’inspecteur Colombo, le premier principe de civilisation reste pour moi : “Tu ne tueras point.” Rien n’en excuse la transgression dont j’ai vu et subi le résultat. Je n’ai aucune colère contre les frères K, je sais qu’ils sont le produit de ce monde mais je ne peux simplement pas les expliquer. Tout homme qui tue est résumé par son acte et par les morts qui restent étendus autour de moi. Mon expérience, sur ce point, déborde ma pensée.” Et, plus loin à propos de Charlie et des réactions que l’attentat a suscitées : “Quand un homme ou un groupe entre dans le champ de réflexion des intellectuels ou des fabricants d’informations, il réveille une bête et il faut s’attendre à ce que les plus impatients et les plus médiocres d’entre eux se fassent les dents sur lui. Ils le feront avec leur théorie, leur orgueil, leur prétendu sens de la mission, leurs préjugés. Charlie était entré dans une atmosphère où trop de gens étaient décidés à ne rien lui pardonner.”
Et maintenant je vais relire le passage de “La Recherche” dans lequel meurt la grand-mère du narrateur. J’ai envie de comprendre pourquoi Ph. Lançon y revient toujours.
Tu as raison : pas facile à résumer “Le Lambeau”…l’avantage d’un blog c’est de pouvoir écrire librement sans contrainte de calibrage. Mais je n’ai pas forcément dit tout ce qu”il y avait à dire sur ce récit : la relation patient/ malade notamment, la séparation entre le monde extérieur dont “le bruit “arrive dans la chambre du patient concentré, lui, sur sa lutte pour survivre, la présence aimante et discrète de la famille, le couple qui risque de ne pas survivre à l’épreuve, et sans oublier aussi le fait que ce témoignage est celui d’un journaliste et que cela change tout, selon moi, à la façon d’articuler le récit….
Bref, je sens que je ne t’aide pas pour ton résumé. On en reparle de vive voix !
J’ai attendu un peu avant d’aller lire ton commentaire du Lambeau.
J’en suis à plus de la moitié donc je viens de me le permettre… Et je dois dire que je trouve ta critique très juste ET très réussie car ce n’est pas facile de résumer ce livre. (D’autant que moi je vais devoir le faire juste en quelques mots…)
Valerie ( Arpenteurs)