de Edgar Hilsenrath, Editions Le Tripode
Un auteur que je regrette de ne pas avoir connu plus tôt. Mais c’est formidable de faire des découvertes en littérature ! E. Hilsenrath est né en Allemagne en 1926. Il a vécu dans un sthetl situé dans le nord-est de la Roumanie, puis il a été déporté, avec sa famille, dans un ghetto dont il est sorti d’abord pour se rendre en Palestine puis à New-York où il a vécu quelques années. Après la France, il est maintenant installé à Berlin.
Le retour au pays de Jossel Wassermann raconte l’histoire d’une petite communauté juive (shtetl) qui vivait dans le village de Pohodna. Certains habitants s’y étaient réfugiés pour échapper aux pogroms russes mais ils n’échapperont pas au train qui les emmène “vers l’est”. A l’intérieur du train, toute la communauté se retrouve. Le rabbin entame une conversation avec “l’esprit du vent” et dialogue avec des voix qui, sur le toit du wagon, accompagnent le groupe. C’est ainsi que le rabbin se met à raconter l’histoire de J. Wassermann, comment il grandit au village, comment il en partit et comment il laissa un héritage à l’humble porteur d’eau, Jenkl.
Le livre est composé de récits entremêlés : entre les membres du shtetl dans le wagon, entre le rabbin et les “voix”, entre J. Wissermann, son avoué et le notaire chargés de recueillir son testament, entre les voix elles-mêmes. C’est drôle et émouvant, avec cet humour juif plein d’autodérision.
Au début du livre, le rabbin médite sur le sort de sa communauté : “Les goys sont stupides. En ce moment ils pillent nos maisons (…). Mais ils ne savent pas que nous avons emporté le meilleur.””Et c’est quoi, le meilleur ?” demanda le vent. Et le rabbin de répondre : “Notre histoire. Elle, nous l’avons emportée avec nous.”
C’est la grande histoire vue à travers la vie du shtetl, avec une dimension de fable. Ainsi, lors du passage de l’empereur de Prusse dans le village. Il est sauvé de l’étouffement par la grand-mère de J. Wassermann (il a avalé de travers un hareng). L’auteur réécrit l’histoire non sans une certaine ironie. L’empereur s’étonne auprès de son conseiller que les Juifs parlent aussi bien l’allemand. Voici ce que lui répond le conseiller (p.178) “Les Juifs, au contraire des Roumains, des Ruthènes, des Polonais et autres, ont vite compris que le monde ne peut se rétablir qu’au contact de l’âme allemande, une antique sagesse, un cliché peut-être mais une vérité absolue. Les Juifs ont aussi compris que l’esprit allemand signifiait pour eux la fin des pogroms, c’est-à-dire la liberté, le progrès, la fin des persécutions et de la destruction de leurs biens, la justice et le bonheur.”
On est sans cesse balancés entre l’émotion et le rire. L’image de ce wagon dans lequel se trouve toute la communauté de Pohodna est poignante car on sait ce qui va advenir mais jamais l’auteur n’y fait allusion. Le ton de la fable prédomine tout au long du livre ; il renforce et adoucit les émotions. Je me souviens d’un livre d’Albert Londres qui m’avait beaucoup marquée “Le Juif errant est arrivé”, et dans lequel le journaliste décrit les petites communautés juives qu’il a visitées dans les années 20 (je crois) : son récit était glaçant tant il décrivait la pauvreté, la misère, l’abandon de ces communautés. Et le livre d’E. Hilsenrath apporte un contrepoint aux descriptions terrifiantes d’A. Londres avec l’image d’une communauté soudée, vivante, joyeuse.
A la fin du livre, un dialogue se noue entre un épouvantail et la carotte qui lui sert de nez (et oui, c’est une fable…).
page 244
“Ici personne ne me mangera dit la carotte. Je sais comment survivre, exactement comme les Juifs le savent.
-Mais ils ne le savent plus, dit l’épouvantail. Car ils font tout ce leur ordonnent leur bourreaux et ils se sont dirigés en rangs serrés vers la gare. (…)
-Les gares sont la porte ouverte sur le monde, dit l’épouvantail. On y arrive de loin. Mais les gens en partent aussi, et si certains reviennent, d’autres ne reviennent jamais.”
Lu en 2016