Leurs enfants après eux

de Nicolas Mathieu, Actes Sud

Remettons les événements à leur place : avant d’être le prix Goncourt 2018, ce livre est LA découverte de ma libraire, Valérie, qui l’avait repéré, défendu, recommandé bien avant tout le monde. Ce livre a donc reçu le label Les Arpenteurs.

Sans vouloir faire de récupération opportuniste, j’estime que ce prix Goncourt dessine bien la France périphérique, péri-urbaine, péri-rurale,….bref celle qu’essaient de nous faire voir les gilets jaunes. Pour avoir vécu quelques années dans l’Est de la France, à la même époque (années 90), j’y ai bien retrouvé cette ambiance caractérisée à la fois par l’espace et l’enfermement : on ne peut rien y faire sans voiture.

“On allait au bahut, chez ses potes, en ville, à la plage, fumer un pet’ derrière la piscine, retrouver quelqu’un dans le petit parc. On rentrait, on repartait, pareil pour les adultes, le boulot, les courses, la nounou, la révision chez Midas, le ciné. Chaque désir induisait une distance, chaque plaisir nécessitait un carburant. A force on en venait à penser comme une carte routière.”

Le livre est découpé en quatre étés, de 1992 à 1998, autour d’Anthony, son cousin, Hacine, Stéphanie et Clémence. On les rencontre adolescents et le livre se termine avec de jeunes adultes. Le vol de la moto d’Anthony est le déclencheur d’événements décisifs dans les vies d’Anthony et Hacine. Au départ, Anthony brise un tabou en empruntant cette moto à son père sans son autorisation pour une virée avec son cousin. L’engin dort sous une bâche depuis longtemps et un interdit pèse sur elle. Le père d’Anthony est un homme colérique, violent, alcoolique : Anthony et sa mère craignent ses réactions. C’est Hacine, le jeune de la cité, qui est soupçonné du vol. L’histoire de ces deux garçons se scelle en parallèle autour de cette moto.

Photo Alexa Brunet

Des hommes fragiles

Le père d’Anthony est un homme aux colères imprévisibles : sa femme finira par le quitter. A la fin du livre, ce père est devenu un homme seul et pathétique que son ex-femme prend en pitié. Le père d’Hacine est un concentré de la détresse de ces hommes venus de l’autre côté de la Méditerranée et qui ont perdu leur autorité en la traversant :

“Car ces pères restaient suspendus, entre deux rives, mal payés, pas considérés, déracinés, sans héritage à transmettre. Leurs fils en concevaient un incurable dépit. Dès lors, pour eux, bien bosser à l’école, réussir, faire carrière, jouer le jeu, devenait presque impossible.”

Et des femmes fortes

Par contraste, les femmes paraissent plus fortes, résistantes. Hélène, la mère d’Anthony n’est pas une victime : elle quitte son mari pour assumer sa vie, seule. Stéphanie et Clémence, les deux petites “bourgeoises”, s’amusent avec Anthony et son cousin : eux les désirent et les redoutent ; elles sont attirées sexuellement par leur côté bad boy. Mais Stéphanie comme Clémence savent où elles vont :

“Pour briguer les bonnes places, et mener plus tard des vies trépidantes et respectées, porter des tailleurs couture et des talons qui coûtent un bras, il ne suffisait pas d’être cool et bien nées. Il fallait faire ses devoirs.”

On quitte Anthony en 1998 au son de I will survive (la bande son de l’été 1998) et après la victoire de l’équipe de France au mondial. Contrairement à son cousin et à Hacine, il ne s’est pas “casé” : sa vision de la famille est définitivement pessimiste : “Anthony détestait la famille. Elle ne promettait rien qu’un enfer de reconduction sans but ni fin.” D’où ce titre magnifique extrait d’un des livres de l’Ancien Testament, cité en exergue du roman : 

“Il en est dont il n’y a plus de souvenir, 
Ils ont péri comme s’ils n’avaient jamais existé,
Ils sont devenus comme s’ils n’étaient jamais nés,
Et, de même, leurs enfants après eux.”

Le prix Goncourt 2018 reprend, selon moi, la tradition du roman social. Quand les romans de Gérard Mordillat (voir Les vivants et les morts, 2005) nous racontent l’histoire d’ouvrier(e)s qui luttent contre la fermeture de leur usine, Leurs enfants après eux, dessine la construction de jeunes adultes dans un univers semblable mais résigné.

 Plongez-vous dans ce prix Goncourt mérité qui nous tend un miroir d’une partie de la France des années 90, sans mépris ni exagération.

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4 réponses à Leurs enfants après eux

  1. sosso1789 dit :

    Tu me donnes très envie de le lire ! Je vais passer commande à Isabelle (encore une) ma bibliothecaire préférée, à Gron, dans l’Yonne.

  2. Valerie dit :

    ❤️❤️❤️

  3. isacosta2013 dit :

    j’ai bien lu ton émouvant commentaire et dis-moi si tu vois cette réponse

  4. Catherine dit :

    Par ces lignes, j’ai saisi cette distance qui se crée entre espace et enfermement, en nous et avec les autres. Comme une tristesse, un brouillard, une incertitude à vivre qui me ramène dans d’autres temps et d’autres lieux…

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