Le Tour du Malheur – Joseph Kessel

Roman en deux tomes, publié en 1949 – Folio

Après le Gary Tour, j’entame mon Kessel Tour, deux écrivains qui remontent régulièrement à la surface de mes lectures.

Le Tour du Malheur a été publié pour la première fois en 1949. J’ignore si ce roman est le plus connu de J. Kessel ou s’il a eu du succès. Est-ce un roman autobiographique ? Kessel anticipe la question dans l’avant-propos en soutenant, avec nuance, que ce livre “ne va pas jusqu’à une biographie déguisée“. “Sans doute il y a chez Richard Dalleau certains traits de l’auteur. Mais beaucoup de ses héros en ont déjà montré. Et cependant, pour Fortune Carrée, le personnage essentiel était un batard kirghoz et même dans Belle de Jour une femme.” Il poursuit : “Parfois le récit d’un rêve, la ligne d’un corps, le rappel d’une odeur livrent davantage et mieux un écrivain que lorsqu’il recopie des morceaux de son existence. Il n’est point de romancier qui ne distribue ses nerfs et son sang à ses créatures, qui ne les fasse héritiers de ses sentiments, de ses instincts, de ses pensées, de ses vues sur le monde et les hommes. C’est là sa véritable autobiographie. ” C’est raté : j’ai associé le visage, la carrure, et la vie de Kessel à Richard Dalleau, tout au long de ma lecture. J’aime bien mettre des visages sur les personnages et là c’était trop tentant…

Un Paris nocturne et débauché

Le Tour du Malheur est le récit de la vie de Richard Dalleau de 1918 à 1925 environ. Dans le premier tome, on suit le jeune avocat engagé volontaire d’abord sur le front (il n’a que 19 ans), une période au cours de laquelle il va nouer des amitiés et des admirations qui vont influer sur sa vie, puis à Paris dans ses premiers pas d’avocat. Dans le deuxième tome, Richard s’enfonce dans une vie infernale marquée par des relations amoureuses destructrices et la descente vers l’enfer de la drogue.

Sophie et Anselme Dalleau, les parents, Daniel, le frère cadet sont les trois personnes qui occupent la plus grande place dans la vie de Richard. Le père est un médecin entièrement dévoué à son métier. Et la mère, Sophie, est une femme droite dont l’autorité morale règne sur la famille. Elle est particulièrement attentive au bien-être de son mari, à la santé fragile, mais qui s’épuise à la tâche. Le train de vie de la famille Dalleau est modeste. Tous les 4 vivent dans un petit appartement de la rue Royer-Collard (5e arrondissement). Daniel et Richard ont une relation très forte : le cadet, dont la beauté est soulignée sans cesse, est éperdu d’admiration pour son frère. Richard est une force de la nature, un jeune homme animé par un insatiable appétit de vivre et de se détruire en même temps. Sexe, drogue, amitiés dangereuses, relations amoureuses toxiques, relations politiques douteuses : Richard explore tout au risque parfois de se perdre et de perdre son entourage. Avec Richard, on navigue dans un Paris nocturne et débauché, où les rescapés de la guerre se cachent pour éviter de vivre au grand jour.

Richard Dalleau acquiert sa notoriété en tant qu’avocat en acceptant de défendre son ami Bernam accusé de l’assassinat de sa propre mère. Cette femme, qui avait un goût immodéré pour les hommes jeunes, était la maîtresse de Daniel, le jeune frère de Richard. Les femmes sont nombreuses dans ce roman. A travers elles, se dessinent des portraits féminins de l’entre-deux-guerres : la mère bien sûr avec Sophie Dalleau, Mathilde la jeune normande qui va “déniaiser” Richard et qui croisera souvent son chemin ensuite à Paris où elle se prostitue ; Christiane, la jeune aristocrate qu’il rencontre pendant la guerre, Geneviève (la soeur de Bernam), issue de la haute-bourgeoisie vénéneuse et follement amoureuse de Richard, Dominique l’ingénue comédienne transformée en femme entretenue et toxicomane. Et j’en oublie… L’opium, l’héroïne et le jeu : le couple Richard/Dominique s’y perd et leur histoire est un éternel recommencement peut-être avant la rédemption.

Portraits de femmes

Le Tour du Malheur dresse le portrait d’une génération. Toujours dans l’avant-propos, Joseph Kessel prévient son lecteur : “Les excès que j’ai peints sont ceux d’une époque, d’une société, d’une génération qui passent aujourd’hui pour heureuses. Mais en ce temps on enviait les années 1900. Et en 1900 je sais que l’on regrettait le Second Empire. Et sous Napoléon III, sans doute Napoléon Ier. Et alors l’Ancien Régime. De sorte que l’on pourrait finir par voir dans les cavernes l’asile véritable de la félicité humaine.”

Peut-être est-ce Joseph Kessel qui m’a donné le goût de lire. Le Lion est un de mes meilleurs souvenirs de jeune lectrice. Je me souviens encore de la couverture blanche cartonnée du livre. Ensuite, un blanc jusqu’à redécouvrir cet auteur avec “Les Mains du Miracle” et “L’Armée des Ombres“.

Publié dans Romans | Laisser un commentaire

Pourquoi lire Déborah Lévy ?

J’ai offert plusieurs fois les livres de Déborah Lévy dont la lecture a été une grande découverte et un véritable bonheur de lecture. Mais pourquoi n’en ai-je jamais parlé dans Livres en Pile ?

Déborah Lévy est une écrivaine britannique dont les livres ont été traduits récemment en France. Le coût de la vie, a obtenu le prix Femina étranger en 2020. Ce livre est le récit d’une conquête de la liberté par une femme qui vient de divorcer et qui s’installe avec ses deux filles dans un immeuble délabré au nord de Londres. “La meilleure décision de ma vie a été de ne pas regagner ce navire“, avoue la narratrice en faisant référence au “naufrage” de son mariage, “Mais où aller ?” Son vélo électrique, ses filles et l’écriture vont former le cercle de sa nouvelle vie.

La grande qualité du récit est de ne jamais pencher du côté de la complainte de la femme blessée. Il n’est jamais question de l’ancien mari. Le coût de la vie est le récit d’un nouvel apprentissage de la liberté, malgré une nouvelle vie difficile dans le quotidien : “Un exercice d’humilité, une expérience dure, profonde, intéressante“. Elle poursuit : “La liberté n’est jamais libre : quiconque s’est battu pour être libre sait ce qu’il en coûte.” Le propos d’une femme qui gagne en vigueur après 50 ans.

Dans “Ce que je ne veux pas savoir“, D. Lévy revient sur son enfance en Afrique du Sud, les années de militantisme de son père emprisonné pour ses idées, son arrivée en Angleterre. Je me souviens des premières pages de ce livre quand D. Lévy évoque son arrivée à Majorque où elle s’est retirée quelque temps pour écrire. Un moment un peu effrayant et exaltant à la fois : elle se perd dans le noir avant d’arriver à la maison où elle doit loger mais elle reste calme comme si ce moment était une étape à passer avant d’accéder à ce lieu où elle va s’isoler pour écrire.

J’ai offert les livres de Déborah Lévy à des amies car je tenais à partager mon enthousiasme. Le bonheur de découvrir un auteur reste toujours intact même quand on lit beaucoup. Les moments où on se sent blasés sont compensés par la joie de la découverte, la rencontre avec des auteurs. C’est irremplaçable. Pour moi, Déborah Lévy est dans la lignée de deux grandes écrivaines anglaises que j’apprécie beaucoup : Virginia Woolf et Doris Lessing qui reçut le Prix Nobel de littérature en 2007.

Et je n’ai toujours pas répondu à la question posée en début de cet article…

Publié dans Romans | Laisser un commentaire

Les Murs Blancs, de Léa et Hugo Domenach (Grasset)

La chronique d’une époque

Les Murs Blancs : une propriété à Chatenay-Malabry (92) devenue célèbre (pour ceux qui s’intéressent à l’histoire des idées) grâce à ceux qui l’ont occupée après la seconde guerre mondiale.
Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit, y a réuni autour de lui une communauté intellectuelle, formée de chrétiens de gauche et d’anciens résistants : Henri-Irénée Marrou (sommité des Lettres Classiques bien connue des étudiants de ma génération), Jean Baboulène (Témoignage Chrétien), Paul Fraisse (psychologue), Jean-Marie Domenach (revue Esprit). Une communauté fondée dans la Résistance.

Ce sont les petits-enfants de J.M. Domenach (enfants du journaliste Nicolas Domenach) qui racontent l’histoire des Murs Blancs où se tenaient parfois les conférences de rédaction de la revue Esprit, ainsi qu’un grand nombre de débats. Tous les événements de l’après-guerre ont alimenté ces débats engagés : la guerre d’Algérie, la décolonisation, le communisme, Mai 68 auquel les habitants de la propriété ne semblent pas comprendre grand chose.

L’intérêt de ce livre est d’apporter le point de vue d’une jeune génération sur un courant de pensée dont, personnellement, je ne connais pas l’héritage. Le récit de Léa et Hugo Domenach est à hauteur des enfants (leurs parents) qui ont grandi aux Murs Blancs, sans vraiment se rendre compte de l’importance et du poids des idées de cette “communauté” dans la société de leur époque.

La personnalité austère de Paul Fraisse, régisseur en quelque sorte de la propriété, semble imprégner les Murs Blancs, où vivaient les quatre familles fondatrices et leurs enfants. Ceux-ci semblent laissés libres dans le grand parc de la propriété décrit comme un endroit magnifique. Plus tard, on y croise aussi des visiteurs et des habitués connus : Jacques Julliard, Jacques Delors, Paul Ricoeur. L’arrivée de ce dernier est une nouvelle étape dans le rayonnement des Murs Blancs sur la vie intellectuelle de l’époque.

Une chronique vraiment intéressante sur un courant intellectuel dont on a peut-être oublié l’importance (même si je n’en sais pas plus sur le personnalisme).

Publié dans Romans | Un commentaire

La Grande Maison – Nicole Krauss

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Paule Guivarch

Voici une tentative de réduction d’un grand livre – La Grande Maison de Nicole Krauss – à un petit résumé. Prenez votre souffle et plongez.
Les personnages de La Grande Maison et leurs histoires parallèles, fonctionnent par couples (ou presque). Tous sont reliés par un bureau à 19 tiroirs (dont un fermé à clé), qui aurait appartenu au poète espagnol Federico Garcia Lorca. Plusieurs personnes sont à la recherche de ce bureau. Selon Nicole Krauss, ce bureau est “une métaphore très souple. Il n’a pas le même sens selon les personnages.”

Nadia, écrivaine new-yorkaise commence le récit. Elle rencontre Daniel Varsky qui lui confie le le bureau en dépôt. Nadia ne reverra jamais Daniel reparti au Chili où il périra dans les prisons de Pinochet (nous sommes en 1974).

Aaron, est un procureur israélien retraité. Après la mort de sa femme, il voit revenir de Londres son fils Dov avec qui il a toujours entretenu des relations complexes. Dov a toujours été considéré par son père comme un enfant à problème et sa vocation d’écrivain contrarie Aaaron.

Arthur Bender est professeur de littérature anglaise à Oxford. Son épouse, Lotte, est d’origine juive allemande, victime, avec sa famille des nazis. Lotte est celle qui a donné le bureau à Daniel Varsky. Quels sont les liens entre Lotte et Daniel ?

Isabel, new-yorkaise, étudie à Oxford. Elle y rencontre le couple mystérieux formé par Yoav Weisz et sa soeur Léah. Tous deux vivent dans une grande maison, à Londres. Leur père, George Weisz, est un antiquaire qui parcourt le monde à la recherche des biens volés aux juifs par les nazis. Il tente notamment de retrouver le mobilier de l’appartement de ses parents saisi par la gestapo à Budapest. George Weisz révèlera à Arthur Bender qui est le père de Daniel Varsky et quelques pages auparavant nous aurons compris qui était sa mère…

Plutôt que d’essayer de relier les personnages et leurs histoires, je suggère de se laisser porter par ce livre à l’écriture très fluide. Il est question de la mémoire de l’humanité, de la transmission de l’histoire du peuple juif et d’une destinée qui appartient à notre histoire universelle.

Comment faire pour ne pas égarer le lecteur ? Dans un entretien donné en 2011 lors de l’émission La Grande Librairie, Nicole Krauss avait assuré “faire confiance au lecteur“. “Pour moi tous les romans sont une maison. Je commence par l’intérieur. Je pense en termes de symétrie, d’équilibre. C’est une architecture.”

Publié dans Romans | Un commentaire