Les Murs Blancs, de Léa et Hugo Domenach (Grasset)

La chronique d’une époque

Les Murs Blancs : une propriété à Chatenay-Malabry (92) devenue célèbre (pour ceux qui s’intéressent à l’histoire des idées) grâce à ceux qui l’ont occupée après la seconde guerre mondiale.
Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit, y a réuni autour de lui une communauté intellectuelle, formée de chrétiens de gauche et d’anciens résistants : Henri-Irénée Marrou (sommité des Lettres Classiques bien connue des étudiants de ma génération), Jean Baboulène (Témoignage Chrétien), Paul Fraisse (psychologue), Jean-Marie Domenach (revue Esprit). Une communauté fondée dans la Résistance.

Ce sont les petits-enfants de J.M. Domenach (enfants du journaliste Nicolas Domenach) qui racontent l’histoire des Murs Blancs où se tenaient parfois les conférences de rédaction de la revue Esprit, ainsi qu’un grand nombre de débats. Tous les événements de l’après-guerre ont alimenté ces débats engagés : la guerre d’Algérie, la décolonisation, le communisme, Mai 68 auquel les habitants de la propriété ne semblent pas comprendre grand chose.

L’intérêt de ce livre est d’apporter le point de vue d’une jeune génération sur un courant de pensée dont, personnellement, je ne connais pas l’héritage. Le récit de Léa et Hugo Domenach est à hauteur des enfants (leurs parents) qui ont grandi aux Murs Blancs, sans vraiment se rendre compte de l’importance et du poids des idées de cette “communauté” dans la société de leur époque.

La personnalité austère de Paul Fraisse, régisseur en quelque sorte de la propriété, semble imprégner les Murs Blancs, où vivaient les quatre familles fondatrices et leurs enfants. Ceux-ci semblent laissés libres dans le grand parc de la propriété décrit comme un endroit magnifique. Plus tard, on y croise aussi des visiteurs et des habitués connus : Jacques Julliard, Jacques Delors, Paul Ricoeur. L’arrivée de ce dernier est une nouvelle étape dans le rayonnement des Murs Blancs sur la vie intellectuelle de l’époque.

Une chronique vraiment intéressante sur un courant intellectuel dont on a peut-être oublié l’importance (même si je n’en sais pas plus sur le personnalisme).

Publié dans Romans | Un commentaire

La Grande Maison – Nicole Krauss

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Paule Guivarch

Voici une tentative de réduction d’un grand livre – La Grande Maison de Nicole Krauss – à un petit résumé. Prenez votre souffle et plongez.
Les personnages de La Grande Maison et leurs histoires parallèles, fonctionnent par couples (ou presque). Tous sont reliés par un bureau à 19 tiroirs (dont un fermé à clé), qui aurait appartenu au poète espagnol Federico Garcia Lorca. Plusieurs personnes sont à la recherche de ce bureau. Selon Nicole Krauss, ce bureau est “une métaphore très souple. Il n’a pas le même sens selon les personnages.”

Nadia, écrivaine new-yorkaise commence le récit. Elle rencontre Daniel Varsky qui lui confie le le bureau en dépôt. Nadia ne reverra jamais Daniel reparti au Chili où il périra dans les prisons de Pinochet (nous sommes en 1974).

Aaron, est un procureur israélien retraité. Après la mort de sa femme, il voit revenir de Londres son fils Dov avec qui il a toujours entretenu des relations complexes. Dov a toujours été considéré par son père comme un enfant à problème et sa vocation d’écrivain contrarie Aaaron.

Arthur Bender est professeur de littérature anglaise à Oxford. Son épouse, Lotte, est d’origine juive allemande, victime, avec sa famille des nazis. Lotte est celle qui a donné le bureau à Daniel Varsky. Quels sont les liens entre Lotte et Daniel ?

Isabel, new-yorkaise, étudie à Oxford. Elle y rencontre le couple mystérieux formé par Yoav Weisz et sa soeur Léah. Tous deux vivent dans une grande maison, à Londres. Leur père, George Weisz, est un antiquaire qui parcourt le monde à la recherche des biens volés aux juifs par les nazis. Il tente notamment de retrouver le mobilier de l’appartement de ses parents saisi par la gestapo à Budapest. George Weisz révèlera à Arthur Bender qui est le père de Daniel Varsky et quelques pages auparavant nous aurons compris qui était sa mère…

Plutôt que d’essayer de relier les personnages et leurs histoires, je suggère de se laisser porter par ce livre à l’écriture très fluide. Il est question de la mémoire de l’humanité, de la transmission de l’histoire du peuple juif et d’une destinée qui appartient à notre histoire universelle.

Comment faire pour ne pas égarer le lecteur ? Dans un entretien donné en 2011 lors de l’émission La Grande Librairie, Nicole Krauss avait assuré “faire confiance au lecteur“. “Pour moi tous les romans sont une maison. Je commence par l’intérieur. Je pense en termes de symétrie, d’équilibre. C’est une architecture.”

Publié dans Romans | Un commentaire

Déménagement : certains livres ont suivi, d’autres pas…

En raison d’un déménagement d’une ville à une autre, j’ai trié ma bibliothèque. Certains livres sont partis avec moi, d’autres donnés des amis à des associations, etc.

Quels sont ceux qui partent ? Les livres dont je n’ai pas gardé un bon souvenir, les livres en double, les livres qui ont mal vieilli (ceux dont les pages ont jauni et qui dégagent une odeur de poussière quand on les ouvre), les livres universitaires dépassés, certains “beaux livres” (Coffee table books) rarement ou jamais ouverts. J’espère que tous ces livres qui ne m’ont pas suivie trouveront de nouveaux lecteurs et de nouvelles lectrices qui les traiteront bien.

Notes en vrac sur Yasmina Reza
Je vais reprendre des notes en vrac que j’ai écrites pendant l’année 2021. Parmi les livres qui me suivent, et dont je n’ai pas eu le temps de parler dans ce blog, il y a ceux de Yasmina Reza, une auteure que j’ai découverte récemment alors qu’elle est vraiment connue et notamment pour son théâtre. Va savoir pourquoi je la snobais un peu. Je n’ai pas vu ses pièces, j’avais juste lu le livre qu’elle avait écrit alors qu’elle suivait la campagne électorale de N. Sarkozy. Le livre m’avait ennuyée, on sentait Y. Reza peu à l’aise dans l’exercice. Bref un premier rendez-vous manqué. Et puis j’ai lu “Serge” paru en 2021 et j’ai accroché à l’univers de Y. Reza : son humour, sa distance avec les événements, sa façon de se protéger des clichés. Dans “Serge“, la famille Popper – Serge le frère aîné, Anna alias Nana et Jean le cadet et le narrateur – se retrouvent pour visiter Auschwitz où sont morts leurs grands-parents. Une visite désacralisée par le comportement des uns et des autres qui pourraient nous ressembler, “Je n’ai pas pu me comporter affectivement dans ces lieux aux noms cosmiques Auschwitz et Birkenau. J’ai oscillé entre froideur et recherche d’émotion qui n’est autre qu’un certificat de bonne conduite. De même, me dis-je, tous ces souviens-toi, toutes ces furieuses injonctions de mémoire ne sont-ils pas autant de subterfuges pour lisser l’événement et le ranger en bonne conscience dans l’histoire.

Le temps est le seul sujet” affirme Y. Reza. La méchanceté du temps qui passe. Dans “Hammerklavier” (1997) il est question de a mort du père et de celle de son agent littéraire Marta. “Le bonheur n’est su que perdu” renchérit-elle. Quand elle perd le petit livre qu’elle avait écrit avec sa fille Alta (le livre s’appelle La Râleuse) elle est complètement paniquée. Alta ne réagit pas de la même façon : “Pourquoi suis-je attachée à ce livre et pas elle ? Parce ce que moi je connais sa valeur dans le temps.” selon Y. Reza nous savons mieux rêver que vivre.

Dans “Une désolation” (1999), Samuel est un vieil homme qui bougonne après son fils parti chercher le bonheur à Kuala Lumpur. Samuel râle après tout le monde. Il est d’une autre époque. Il a l’oeil aiguisé d’un moraliste du 18e. Il est parfois très drôle et porte sur son entourage un regard sans aucune complaisance. Samuel est capable de se fâcher avec un ami pour un simple désaccord sur une décoration d’intérieur. Seule Geneviève, une vieille amie retrouvée par hasard, trouve grâce à ses yeux. Mais Samuel ne dit pas que des bêtises…

Heureux les heureux” (2013). Une galerie de personnages qui se succèdent dans de courts chapitres. Des histoires de couples, de trahisons, de relations parents/enfants. On progresse dans la lecture en réalisant que des correspondances se nouent entre les personnages. La construction de ce livre est assez virtuose. Le jeune homme qui se prend pour Céline Dion et qui finit en hôpital psychiatrique est celui qui m’a le plus émue. “Heureux les aimés et les aimants et ceux qui peuvent se passer de l’amour. Heureux les heureux.” Jorge Luis Borges.

Babylone” (2016). Un de mes préférés. Comment une femme apparemment ordinaire bascule dans une situation extraordinaire à cause de son voisin qui ne paye vraiment pas de mine. On se croirait dans “Meurtres mystérieux à Manhattan” (Woody Allen).

Ensuite j’ai enchaîné avec Romain Gary. Je ne suis pas une bonne lectrice de Gary (que Catherine E. me pardonne) mais j’aime beaucoup l’homme. Il fait partie de ces auteurs que j’estimais de loin, dont j’avais lu certains livres il y a longtemps (Les Racines du Ciel, La Promesse de l’Aube). Et puis un jour, on ne sait pas pourquoi, une envie de Gary vous reprend. Pourquoi ? Des références fréquentes à son oeuvre, des biographies, une légère déception à la suite de livres plus récents, etc. J’ai donc démarré mon cycle Gary par Les Mangeurs d’étoiles, paru en 1966. Le tome 1 d’un cycle que Gary appelle La Comédie américaine (Adieu Gary Cooper est le tome 2).

Les Mangeurs d’étoiles a été écrit alors que Gary était consul de France à Los Angeles. Un petit séjour en Amérique du Sud l’a inspiré pour écrire ce roman étonnant : l’histoire d’un jeune dictateur, Almayo, qui prend le pouvoir dans un pays imaginaire. Inculte et fruste, Almayo est élevé par des pères espagnols. Il est fasciné par le Diable et par des artistes de music-hall (hypnotiseurs, magiciens, etc.) dont il espère qu’ils l’emmèneront un jours dans un au-delà où il rencontrera peut-être le Diable.

Almayo est entouré d’une troupe hétéroclite d’artistes et d’une fiancée américaine, arrivée dans le pays avec le Peace Corps. Exaltée, très amoureuse d’Almayo, elle va l’aider dans son ascension politique en faisant installer le réseau téléphonique jusque dans les coins les plus pauvres et en créant des écoles, des musées, etc. Almayo, lui, est à la recherche de Jack V : “Il y avait quelque part dans ce monde un être véritablement fabuleux, dont les pouvoirs sans pareil étaient incontestables, et dont les professionnels les plus sérieux et les plus dignes de foi, avaient certifié l’existence et le talent.

Almayo est décrit ainsi : “Les intellectuels, “les élites”, l’avaient toujours appelé derrière son dos, “le mangeur d’étoiles”. C’était une allusion à son origine de Cujon, car c’était le nom qu’on donnait dans les vallées tropicales d’où il venait, aux Indiens qui se droguaient à la mastala, au mescal et, dans les montagnes, à la cola. Mais les Indiens n’avaient rien d’autre à se mettre sous la dent, et la mastala les rendaient très heureux, leur donnant des forces et leur permettant de voir Dieu dans leurs visions et de constater de leurs propres yeux qu’un monde meilleur existait vraiment.”

Les mangeurs d’étoiles est un roman picaresque qui commence par la déambulation d’une troupe hétéroclite dont les membres ont répondu à l’invitation du jeune dictateur. Et dans la troupe se trouvent un pasteur prêcheur célèbre aux USA, un avocat, un jongleur, un ventriloque et sa marionnette, ainsi que la fiancée et la mère d’Almayo. Tous voués à être fusillés (caprice d’Almayo), même la fiancée et la mère (qui mâche sans cesse du mastala) et entassés dans une Cadillac, ils ont entrepris un périple à travers le pays embrasé par une contre-révolution. Leur sort et celui d’Almayo est révélé à la fin du livre.

Un roman que j’ai lu avec plaisir en me rappelant cette époque (les années 60) où le pays d’Amérique du Sud étaient sous l’emprise de dictateurs et de révolutionnaires. Aux Espagnols colonisateurs, succédaient les américains du Nord. Le livre est une mine de personnages pittoresques, profonds, décalés et non conventionnels. Un retour en arrière pas démodé.

Publié dans Romans | Un commentaire

La plus secrète mémoire des hommes

de Mohamed Mbougar Sarr – Editions Philippe Rey

En 2018, Deegane Latyr Faye, jeune écrivain sénégalais installé à Paris, découvre un livre paru en 1938 Le Labyrinthe de l’inhumain. Ecrit par T.C. Elimane, auteur africain, le livre fait scandale en raison de son contenu violent et de plagiats dont l’écrivain se serait rendu coupable. Depuis, Elimane a disparu et Faye part à sa recherche dans une quête qui le mènera en Argentine, en France, au Sénégal, sur les traces des drames du XXe siècle.

Dans ce labyrinthe où avance Faye à la recherche d’Elimane, des femmes vont jouer les Ariane : la mystérieuse Saga, une célèbre romancière africaine qui connaît les secrets d’Elimane et Aïda, la photojournaliste dont Faye tombe amoureux.

La plus secrète mémoire des hommes est un roman puissant qui nous plonge dans la vraie littérature, celle qui nous raconte des histoires avec des personnages dont on doit se souvenir. Une littérature qui, à travers le destin d’un homme, nous rattache à notre histoire universelle celle des guerres mondiales, de l’époque du colonialisme. Faye s’interroge sans cesse sur le pouvoir de littérature et sa capacité à changer la vie (et pourquoi pas ?). A une époque où tout nous agrippe vers le simplisme, ce roman exigeant est un souffle d’espoir.
La construction du livre est virtuose : elle enchevêtre les époques, les personnages. La révélation finale n’est ni époustouflante, ni décevante : l’auteur nous y a doucement amenés.

La plus secrète mémoire des hommes est dédié à Yambo Ouologuem auteur d’un livre publié en 1968, Le devoir de violence qui avait obtenu le prix Renaudot avant que l’auteur ne soit accusé de plagiat. Dans une interview parue dans le JDD du 31 octobre, Sarr explique à propos de T.C. Elimane : “Je me suis inspiré de Yambo Ouologuem pour lui faire traverser le XXe siècle : il en est à la fois le fruit et le fantôme littéraire.”
Je me suis souvenue alors que Le devoir de violence figurait dans la bibliothèque de mes parents et que son évocation était auréolée d’un interdit pour les jeunes lectrices de la famille.

Le titre du livre est extrait d’une phrase des Détectives Sauvages de Roberto Bolano, citée en introduction et qui se termine par “Et un jour l’Oeuvre meurt, comme meurent toutes les choses, comme le Soleil s’éteindra, et la Terre, et le Système solaire et la Galaxie et la plus secrète mémoire des hommes.”

Le livre de Mohamed Mbougar Sarr figure dans quelques listes de prix littéraires dont le Goncourt. Qu’il soit ou non récompensé, lisez-le.

Publié dans Romans | Laisser un commentaire